Le bouton de nacre

France 3
10/04/19 ~ 00:25 - 01:40

Au fil de l'eau, toutes les eaux, océan, rivière et vapeurs cosmiques, le chilien Patricio Guzmán compose un formidable documentaire, entre témoignage sur l'histoire violente de son pays et rêverie philosophique. Critique : Rien qu'un bouton, banal, minuscule, dérisoire. C'est le seul vestige d'une vie humaine, le dernier témoin de l'horreur, découvert incrusté dans un sédiment de coquillages, sur de la ferraille immergée depuis quarante ans, au large des côtes chiliennes. Les tortionnaires de la dictature de Pinochet faisaient ainsi disparaître leurs victimes : ils les lestaient avec un morceau de rail, et les jetaient à l'eau, mortes ou vives. L'océan est le gardien de cet atroce secret, le linceul opaque d'un peuple de noyés, de niés. C'est la mémoire des années noires de son pays que le documentariste Patricio Guzmán fait remonter des fonds silencieux. Depuis La Bataille du Chili, le cinéaste a voué toute son oeuvre à ce patient travail de plongeur, chercheur de vérité et de justice. Mais, depuis son précédent long métrage, ce sujet de toute une vie s'intègre dans une démarche plus singulière et plus vaste, une rêverie philosophique. Nostalgie de la lumière (2010) donnait une dimension cosmique au sol aride du désert d'Atacama, où les familles de disparus cherchent inlassablement les ossements des leurs. Le Bouton de nacre est le prolongement de cette réflexion, qui replace le politique et l'intime au coeur des éléments. De falaises de glace en bras de mer, des vapeurs mystérieuses d'un quasar perdu aux confins de l'espace jusqu'aux crépitements minéraux, quasi abstraits, d'une pluie torrentielle, Guzmán fait de l'eau le matériau conducteur de son film. Progressant par association d'idées et d'images, de témoignages et de souvenirs, cette oeuvre fascinante évoque un travail psychanalytique. Le long de la frontière maritime du Chili, on remonte vers d'autres traumas historiques, d'autres crimes impunis : le massacre des tribus indigènes de Patagonie qui vivaient pour et par l'océan, la destruction de leur culture millénaire. Le cinéaste semble vouloir tout embrasser, tout accueillir : la vie et la mort, la violence et la rondeur du monde, dans le même flot émouvant et poétique. — Cécile Mury